lundi 5 février 2007

23 heures 52 (suite de 10:10)

23 heures 52

[Climbing]
On monte les marches du motel. On est les seuls clients, apparemment.
[Up]
La route n'a pas été si longue, mais on a pris notre temps. C'est la nuit et l'air est frais.
[The]
Il faut dire, je ne fais pas ce voyage que pour lui. Je purge aussi un énorme goût d'exotisme.
[Walls] - la lune est pleine, ses yeux aussi.
Il insère la clé dans la serrure. Vieille. Il pousse la porte, qui donne sur une chambre vide, blanche, propre, ennuyante.
-Ouais..., qu'il lance, on va avoir du fun ici à soir !
-Je pensais pas rester ici toute la nuit, de toute façon. Tu sais, on est à deux kilomètres du lac. Je ne l'ai jamais vu en hiver, toi ?
-Je ne l'ai juste jamais vu, répond-il d'un ton demi-absent, mais je ne crois pas que ça me tente ce soir.
J'ignore sa dernière phrase et lance mon sac sur le lit sans enlever mon manteau. Lui reste en place, jetant un regard à l'extérieur. Il est vrai que la lumière de la lampe à mercure du stationnement qui crache sa lumière sur la neige, encore abondante en cette région, crée une image intéressante.
I am the key to the lock in your house,
That keeps your toys in the basement
And if you get too far inside,
You’ll only see my reflection
Pendant que je m'affère à jeter un oeil dans la salle de bain, lui ressort. Je le retrouve adossé au poteau où la lampe est fixée, les yeux tournés vers le ciel, sa respiration créant de longs jets de vapeur. Quand je dis que je devrais avoir un appareil photo...
Je ferme et marche à pas lents vers lui. D'une tappe bienveillante dans le dos, le doigt de l'autre main pointant la route, je lui indique que je m'en vais au lac. Je suis venu plus souvent qu'il le croyait.
-Suis-moi si tu le veux, moi j'y vais.
-Ouais, ouais.
La route est peu éclairée. Mal, plutôt. Mais ce n'est pas tellement grave, car les voitures s'y font rares à ce moment-ci.
It’s always best when the light is off,
I am the pick in the ice
Do not cry out or hit the alarm,
You know we’re friends till we die
Notre chemin se fait silencieusement. Pas un silence de malaise ou d'inconfort. On sait simplement se passer de mots lorsque ceux-ci n'ont pas leur place. Une fois arrivés au lac, il se tourne vers moi et me regarde, l'air inquisiteur.
-Pourquoi tu fais ça ?
-Quoi ça ?
-Tu t'amènes hier soir, tu passe la nuit chez moi et tu décides de m'amener au Lac St-Jean...
-Je te l'ai dit : t'as besoin d'air, j'ai besoin d'air, la ville te fait mal, elle me fait mal quand je te vois aller.
-Mais tu sais pertinemment qu'on va y retourner.
-Oui, que je réponds en baissant la tête, mais j'espère te rafraîchir assez pour que tu te sortes de ton train de vie malsain, ne serait-ce que pour un moment.
And either way you turn, I’ll be there,
Open up your skull, I’ll be there,
Climbing up the walls
Et c'est là qu'il me lance le regard "Tu joues à la mère". Je vais m'accoter à un bloc de béton, un garde-fou contre celui qui n'aurait pas vu le lac. Ma tête se vide et je me sens prisonnier de ce que je suis. Pire, je le sens prisonnier de ce que je suis.
-Tu sais, t'es pas obligé de rester, que je lui lance.
Le coup a porté et son regard change subitement. Quelqu'un qui nous observerait nous trouverait bizzarres, peut-être pathétiques. Mais on a notre vécu, nos expériences, nous deux, et nos conversations sont difficiles à percer pour ceux qui ne nous connaissent pas.
Mais je ne suis pas vraiment rassasié. Je me dirige vers lui lentement. Mes poings se serrent. Sans y mettre toute ma force, je lui lance un crochet sur la joue, suffisamment fort pour le déstabiliser. Encore une fois, l'effet escompté se produit : il se rue sur moi et me renverse violemment sur le sol. Nous luttons : lui par réflexe et par orgueil, moi pour le pousser au bout de ses émotions. C'est la première fois que nous en venons aux coups. Et il me semble que ce devrait être la dernière.
It’s always best when the light is off,
It’s always better on the outside
Fifteen blows to the back of my head,
Fifteen blows to your mind
Il finit par réaliser que je ne lutte pas vraiment par volonté de faire mal; je porterai ses coups comme des trophées. Il s'arrête : je suis dos au sol et lui par-dessus moi, la main au col. Je lui lance un regard sérieux, grave, mais bienveillant. De trois, il se laisse affaisser, s'enfonce la tête sur mon torse et sanglote.
Je ne pourrais dire combien de temps s'écoule, je ne veux pas le compter. Je me sens bien : il revient lentement à la vie, à la vraie.
-On retourne ? que je lance.
-Oui.
Et on se lève lentement, revenant d'où nous sommes venus. Toujours en silence.
Encore une fois, c'est lui qui ouvre la porte. Cette fois-ci, je retire mon manteau et lui le sien. La porte fermée, on se sent en sécurité.
So tuck the kids in safe tonight,
Shut the eyes in the cupboard
So not cry out or hit the alarm,
You’ll get the loneliest feeling
Il ouvre la télévision sans toutefois élever le volume au-dessus de zéro. Moi je vais à la salle de bain. Quand j'en ressors, il est étendu sur le lit, à plat ventre, en jeans et sans t-shirt, regardant le téléviseur d'un air mi-distrait, mi-intrigué. Il est vrai que les images, sans son, ça laisse place à l'imagination. C'est un film policier des années 40. Film noir.
That either way you turn, I’ll be there,
Open up your skull, I’ll be there,
Climbing up the walls
Je retire, sans me presser, un à un, mes bas, ma veste, mon polo et mes jeans. Je me couche à ses côtés, dans la même position que lui et je regarde la télévision, laissant mon esprit dériver. Ça fait du bien, de ne penser à rien. Les minutes s'écoulent paisiblement.
Après un moment, j'effectue un revirement et me retrouve la tête sur l'oreiller, toujours par-dessus les couvertures, fixant le plafond en me demandant ce que sera demain. J'entends s'évanouir le cillement de la télévision. Il revient s'asseoir sur moi, sensiblement dans la même position que lorsque nous avons arrêté de nous battre, et serre le poing, feignant de me donner un coup, préférant m'effleurer la joue.
-Je ne t'ai pas trop fait mal ? qu'il me demande
-Oui, mais ça va passer. En fait, je me suis rarement battu, alors je sais maintenant ça ressemble à quoi.
-Tant que tu m'en veuilles pas trop, qu'il lance, un sourire en coin.
-Ce serait difficile, que je lui lance en retournant le sourire.
Et il se laisse affaisser.
Climb up the walls. climb up the walls
Cette entreprise en valait bien le coup, finalement.

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